Dans l’extrait que nous vous proposons, Laurent Gbagbo aborde sa vision économique de la zone Franc
(…) La France a ses représentants dans le conseil d’administration du franc CFA. Et la Banque de France détient les fonds. Les comptes d’opération, chacun étant lié à l’une des banques centrales africaines qui ne sont rien d’autre que les filiales de la Banque de France, encaissent en Banque de France les exportations de nos pays. Quand la France vient en aide à un pays de nos pays déficitaires – ce sont toujours les mêmes, les plus pauvres – c’est avec les excédents et bénéfices générés sur les autres pays de la zone franc. La France apparaît alors comme un pays très généreux, alors qu’elle ne prête aux Africains que l’argent d’autres Africains ! Évidemment, par son volume économique, la Côte d’Ivoire est la pierre d’achoppement indispensable de l’édifice en Afrique de l’Ouest. C’est la raison pour laquelle il vaut toujours mieux avoir à sa tête quelqu’un qui ne remettra rien en cause.
Toutes les opérations de crédit accordées aux pays endettés génèrent des intérêts – toujours sur notre propre argent mais au bénéfice du prêteur, c’est-à-dire la Banque de France – à des taux fixés unilatéralement par elle. Ils endettent un peu plus les pays pauvres, et les enfoncent dans le sous-développement. Pour la France, les gains ne sont pas négligeables, et participent à votre budget, mais les fonds bloqués à Paris seraient mieux employés dans des investissements pour le développement de l’Afrique. Sans oublier que c’est évidemment la Banque de France qui détient la planche à billets et fabrique notre monnaie en proportion du crédit que nous nous créons chez elle par nos excédents à l’exportation.
Dans cette zone franc, il y a nous, pays d’Afrique de l’Ouest, et puis d’autres pays, comme le Gabon, le Tchad, la République centrafricaine, le Cameroun, la Guinée équatoriale. Au conseil d’administration du franc CFA, je l’ai dit, il y a des Français. Pendant la crise post-électorale, cela leur a permis d’interdire à la BCEAO de me laisser accéder aux recettes de mon propre pays. Est-ce cela, l’indépendance? Cette emprise directe sur huit pays de l’Afrique de l’Ouest, ceux de l’UEMOA [l’Union économique et monétaire de
l’Afrique de l’Ouest comprend la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Togo, le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Bénin, le Niger] a toujours étonné les chefs d’États africains anglophones. Ils me disaient : « Pourquoi la France a-t-elle encore les mains dans toutes vos affaires? Les Anglais eux-mêmes ont changé après l’indépendance américaine. Il n’y a qu’en Inde où ils ont été surpris, en 1947, et dépassés par le phénomène Gandhi. Sinon, ils ont su faire une vraie décolonisation. »
D’ailleurs, leurs anciennes colonies d’Afrique, comme le Ghana, le Kenya, le Nigéria, l’Inde, le Pakistan, ont des monnaies nationales. L’Algérie, la Tunisie, le Maroc ne sont pas, comme nous, dépendants de la Banque de France.
« We prefer trade to domination », ont-ils dit en substance. C’est aussi mon credo. Ce n’est pas celui de la France, qui a continué à traire sa vache africaine, au lieu d’évoluer vers une coopération digne de notre époque, et certainement plus rentable pour tous. Il y avait une formidable carte à jouer. Je ne suis pas, je n’ai jamais été anti-français. Est-ce ma faute si c’est la France qui n’a pas voulu solder le pacte colonial, et se tourner vers l’avenir pour envisager d’autres relations? Nous y étions prêts, j’y étais prêt. Ils n’ont pas voulu. C’est le noeud du problème.
Le problème n’a jamais été notre relation avec les entreprises et les sociétés françaises, ni avec les Français, mais avec l’État, avec l’Élysée. Sarkozy a eu beau jeu, en 2007, de dire dans son discours de Dakar : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. »
Sans remonter à la traite négrière et à la colonisation – c’est du passé – il a feint d’ignorer le rôle que joue encore la tutelle française comme frein à notre émancipation, à la construction de nos nations. Est-ce vraiment de l’ignorance? Ce serait de l’incompétence. Par charité chrétienne, je préfère opter pour la mauvaise foi.