
À Paris, des affiches et des photographies d’expositions coloniales et de zoos humains se sont vendues en début juin pour près de 60 000 euros. Une transaction révoltante, particulièrement pour des chercheurs anglo-saxons qui avaient suggéré un rachat par des institutions publiques.
Datées de 1857 à 1956, les photographies et cartes postales de 280 expositions universelles et coloniales sont regroupées sous le titre « Zoos humains-villages noirs ». « Une somme iconographique et de documentation unique (la plus importante dans le domaine privé au monde) », précise la maison Millon, qui s’est chargée de la vente aux enchères, début juin, de ces biens ayant appartenu au grand collectionneur Gérard Lévy (décédé en 2016).
Sur le catalogue, entre autres : des photos d’hommes exhibés devant leurs habitations factices, d’enfants et de femmes nues. Estimé entre 30 000 et 40 000 euros, l’ensemble des documents s’est finalement soldé à 58 500 euros, l’acheteur restant anonyme.
Devant cette horreur, la réaction de Rokhaya Diallo, auteure et journaliste, ne s’est pas faire pour attendre. Sur son compte Twitter, elle s’indigne «Quelle horreur ! »
Avisée de la vente par des collègues universitaires américaines, Mame-Fatou Niang, professeure associée à l’université Carnegie-Mellon à Pittsburgh (Pennsylvanie), avait aussi averti en amont : « 30 à 40 000 euros, le prix de l’indignité ».
« À cette époque, les gens payaient pour les voir, pour se prendre en photo avec eux et pour ramener ces photos chez eux, rappelle la chercheuse, sollicitée par Mediapart après la vente. L’exploitation commerciale de ces corps, qui ont été enlevés d’Afrique, d’Indochine, d’Océanie et qui ont produit des millions et des millions de francs, continue quand des maisons comme Millon s’enrichissent sur eux. »
Choquée également, la Western Society for French History, société américaine regroupant des chercheurs et étudiants spécialistes de l’histoire de France, appuyée par quatre organisations universitaires anglaises et australiennes, avait adressé une lettre ouverte, plusieurs jours avant la vente, à la maison Millon, pour s’élever contre cette transaction : « Au cours des XIXe et XXe siècles, les personnes participant à ces spectacles ont été trompées par des imprésarios et des fonctionnaires qui les ont convaincues de quitter leurs pays. […] De nombreux participants décéderont sans rentrer chez eux. […] Des ressources telles que cette collection d’artefacts aident les historiens et les étudiants à mieux comprendre le développement d’une culture de masse impériale qui servait à mystifier et indirectement à autoriser la violence coloniale. »
Les signataires de cette lettre suggéraient que les propriétaires produisent plutôt ces objets publics : « [Ils] seraient libres de dialoguer avec les musées, les associations qui s’occupent de la mémoire publique et les descendants des personnes ayant participé à ces spectacles et dont les photographies se trouvent dans cette collection. »
D’après nos informations, les institutions publiques françaises étaient bien informées de la vente, à l’image des Archives de France, détentrices d’un droit de préemption. « Quand on préempte, on ne participe pas à l’enchère au même titre qu’un enchérisseur normal. Une fois que le lot est adjugé, on se substitue au dernier enchérisseur. Cependant, la préemption ne nous permet pas de nous exonérer du plafond financier que nous avons… 60 000 euros, c’est un quart de mon budget annuel d’acquisition, précise Frédérique Bazzoni, cheffe de la mission pour la protection du patrimoine archivistique au Service interministériel des archives de France, sollicitée par Mediapart. C’était au-delà de notre capacité financière. »
À côté de l’argument pécuniaire est avancé celui d’un manque d’intérêt patrimonial, pour des pièces qui se trouveraient déjà dans des musées ou des archives : « Une bonne partie de ces images sont déjà au Quai Branly, aux Archives de France ou à la Société de géographie », assure Christine Barthe, responsable de l’unité patrimoniale des collections photographiques au Quai Branly. Contrairement aux Archives de France, l’acquisition du lot n’aurait représenté que 5 % du budget annuel du musée. « Évidemment, on peut toujours regretter qu’un ou deux éléments nous échappent, mais je ne pense pas que ça change les possibilités de recherche sur ce sujet. »
Historien spécialiste de l’Empire colonial français et réalisateur du documentaire Zoos humains (daté de 2003), dans lequel apparaissait Gérard Lévy, Pascal Blanchard ne partage pas cette analyse, lui qui a vu la collection de près tout au long de son travail de recherche : « Certaines pièces sont uniques au monde. Par exemple, il y a un album du Jardin d’acclimatation qui répertorie quelques centaines de photos officielles des exhibitions de 1885 à 1888. Ce sont des tirages qui ont été faits à un seul exemplaire. Ces photos n’ont jamais été diffusées. On ne les connaît pas en dehors de ces albums. »
Cette collection aurait par ailleurs un grand intérêt « pour identifier les populations exhibées, pour travailler sur celles qui ont disparu ou qui sont décédées pendant l’exhibition », avance Pascal Blanchard, qui voit arriver une génération de chercheurs intéressée par le destin des gens exhibés. « Dans les rares archives qui permettent de reconstituer des parcours, les photos restent une porte d’entrée essentielle. Un individu sur une photo devient la première pièce d’un travail d’histoire. »
Du côté des propriétaires, en tout cas, l’heure n’est pas au regret. « Pour nous, la vente a eu lieu, le boulot a été fait et maintenant le sujet est clos, nous répond Patricia Lévy, fille et héritière du collectionneur, refusant de revenir sur les interrogations des chercheuses et chercheurs anglo-saxons. Cette collection est connue depuis plus de 30 ans, si une institution avait jugé bon de l’acquérir, elle l’aurait probablement fait plus tôt. Tous les gens qui devaient la voir l’ont vue. »
Contacté Alexandre Millon, président de la maison de ventes du même nom, n’a pas souhaité répondre. Toutefois, selon nos sources, nous avons pu interroger sa réponse à la lettre des chercheuses et chercheurs anglo-saxons :
« Si nous pouvons ignorer votre suspecte et dangereuse faculté à provoquer l’amalgame entre le racisme avilissant et le devoir de mémoire que permet une collection, qui est l’essence même et sincère du militantisme […], nous n’irons pas plus loin dans la justification car ce serait prolonger le non-sens dans lequel vous vous fourvoyez collectivement, écrit-il. Retenez simplement que ni les enchères, ni cette collection estimée mondialement, vue, revue et examinée à la loupe, ni Monsieur Gérard Lévy ne souffriront davantage de vous fournir le prétexte de mal défendre cette cause, si importante, dont vous vous revendiquez. »
Face à ces accusations, les chercheuses et chercheurs se défendent de tout militantisme, rappelant leur mission première : « Nos carrières sont consacrées au devoir de mémoire, une obligation morale d’étudier le passé », avance Christy Pichichero, présidente de la Western Society for French History, directrice de la faculté de diversité à l’université George Mason et signataire de la lettre. « Cette histoire appartient à tout le monde. Pas seulement à quelqu’un qui peut payer pour la collection, mais aussi aux descendants et à la communauté mondiale. Le don philanthropique à un musée aurait été un acte réparateur », estime l’universitaire. Avant de conclure que « si cette collection arrête de circuler en raison d’un prix de vente trop élevé pour des institutions publiques, c’est un appauvrissement de notre savoir. Nous pouvons et nous devons mieux faire que de répéter ce genre d’exploitation ».
« L’urgence aujourd’hui était que l’État se porte acquéreur », renchérit Mame-Fatou Niang. Une entrée dans le domaine public aurait permis, selon elle, un débat sur la nature et le devenir de ces images, même dans son travail de recherche : « Ces personnes ne peuvent-elles servir que comme ressources ? Même en tant que sujets photographiques, est-ce que ces corps ne méritent pas de reposer en paix ? »
Avec Mediapart